Le New York Times a mis la main sur des centaines de documents du Pentagone. Ceux-ci révèlent un gouffre abyssal entre la chimère des « guerres propres » et la réalité plus sanglante des interventions américaines au Moyen-Orient.
La nuit du 19 juillet 2016, dans le village de Tokhar près de Manbij, dans le gouvernorat d’Alep en Syrie, près de deux cents villageois civils tentent de trouver refuge dans quatre maisons pour éviter les combats entre Daech et les combattants des Forces démocratiques syriennes. Lesquels bénéficient de l’appui de l’aviation américaine.
Ce soir-là, un des jets de l’US Airforce frappera leur refuge.
Initialement, les forces américaines affirment avoir tué quatre-vingt-cinq djihadistes. Peu de temps après, une enquête militaire conclut que vingt-quatre civils, « mélangés » avec les combattants, ont peut-être péri dans trois « zones de transit » du groupe Daech. On apprendra plus tard qu’aucun combattant ne figurait parmi les villageois. Selon le New York Times, au moins cent vingt civils ont perdu la vie dans cette frappe.
L’armée américaine a diligenté une enquête en interne sur l’affaire de Tokhar. Les fins limiers dépêchés par le Pentagone n’ont trouvé aucune preuve de négligence. Aucune sanction n’a été prise. À aucun échelon de la chaîne de commandement. Les familles des victimes n’ont pas reçu la moindre indemnisation. Pourtant, c’est normalement le cas lorsque l’armée américaine commet une erreur de cette nature.
La frappe de Tokhar fait partie d’une enquête plus vaste menée par le quotidien américain. Les résultats viennent d’être publiés. Le journal américain se fonde sur 1.300 archives de rapports d’incidents du Pentagone de 2014 à aujourd’hui. Des rapports internes et aussi des signalements de personnes sur place, voire des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrant la mort de civils.
Frappes pas si chirurgicales
Le journal revient ainsi sur de nombreuses situations où l’armée américaine a tu les dégâts de ses frappes. Des révélations soulignant le décalage entre la communication officielle autour de guerres « propres », aux « frappes chirurgicales », et la réalité, mise sous le tapis. « Il n’y a aucun moyen de déterminer ce bilan complet », indique l’enquête, « mais une chose est sûre: il est bien plus élevé que ce que le Pentagone a reconnu. »
D’après Washington, 1.417 civils seraient morts lors de ses frappes aériennes pendant la traque de Daech. 188 civils afghans auraient également été tués dans la guerre contre les Talibans depuis 2018.
Pourtant, l’enquête du NYT dévoile que de nombreux soupçons ont été balayés du revers de la main par l’armée américaine. Le journal insiste sur le fait que le nombre de décès de civils a été « considérablement sous-estimé », d’au moins plusieurs centaines.
Les États-Unis ont, par exemple, récemment été contraints de revenir sur leurs allégations selon lesquelles une voiture détruite par un drone à Kaboul, en août, était chargée de bombes, après que des rapports ont révélé qu’il s’agissait de civils. Si l’armée américaine a reconnu par la suite son erreur, aucune sanction n’a été prise en interne. Une pratique courante.
Ainsi, les archives évoquent également l’assassinat de nombreux enfants lors de frappes aériennes. Mais aucun document ne comporte de constatation d’acte répréhensible ou de mesure disciplinaire engagée dans l’armée américaine.
Des révélations mettant à mal le narratif de « guerres propres » mis en avant par Washington dans ses campagnes en Syrie, en Irak et en Afghanistan.
« Il n’y a pas de guerre propre », résumait pour Sputnik Pascal Le Pautremat, spécialiste des crises et conflits contemporains.
« Ce ne sont que des effets de communication et des postures dialectiques qui n’engagent qu’eux, mais qui, d’un point de vue éthique et moral, font honte. Comment peuvent-ils le croire eux-mêmes? »
C’est pourtant le cœur du discours américain depuis le passage des interventions au sol aux interventions aériennes sous la présidence d’Obama. Et ce, pour écarter les soldats US des champs de bataille où ils tombaient en trop grand nombre, rendant ces interventions largement impopulaires au sein la population américaine.
Ainsi, les « bombes de précision », permettant d’effectuer des « frappes chirurgicales », ont remplacé les « bottes au sol ». Elles auraient dû en théorie permettre aux États-Unis de garder une hauteur morale dans leurs nombreuses opérations militaires. En particulier au Moyen-Orient, où cette stratégie a été largement utilisée.
Une lubie selon Pascal Le Pautremat et nombre d’autres acteurs, y compris certains au sein même des forces armées américaines. « Réveille-toi, Amérique: il n’existe pas de « guerre propre », où le seul sang qui coule est celui de l’ennemi », dénonçait dans une tribune pour The Hillun ancien lieutenant-colonel de l’US Air Force, Robert Makros.
« Si la technologie offre aux combattants d’aujourd’hui des avantages que les pilotes de la Seconde Guerre mondiale n’auraient jamais pu imaginer, elle ne pourra jamais pallier les réalités pragmatiques de la guerre », poursuit l’ex-militaire.
Un positionnement en contraste avec le discours politique tenu depuis l’Administration Obama et défendu par toutes les équipes dirigeantes depuis. À croire que ces milliers de morts civils ont été volontairement occultés à des fins politiques et géostratégiques.
Source: Sputnik