Rêver d’un effondrement de la République islamique relève d’une incapacité typiquement eurocentrique à appréhender les opinions des Iraniens lambda
On peut acquérir une grande sagesse au sujet de l’Empire en observant les décennies de commentaires sur « l’anormalité » iranienne dans le discours occidental. Après le vote presque unanime du Parlement iranien en faveur de la nationalisation du pétrole iranien – et jusqu’au succès du coup d’État anglo-américain en 1953 –, le Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh fut largement et implacablement tourné en ridicule dans les médias occidentaux, présenté comme un imbécile fanatique et irrationnel poussant les Iraniens vers le communisme, le malheur et la misère.
La Royal Navy britannique imposa un embargo sur le pétrole iranien, la radio BBC Persian fut mobilisée pour engendrer la sédition, la peur et le désespoir, et finalement, le coup d’État fut exécuté tandis que la CIA payait les émeutiers pro-communistes et les contre-émeutiers pro-shah pour semer la peur et le chaos à Téhéran.
Ses qualités mises à part, parmi les défauts fatals de Mossadegh à ce moment sensible et historique figuraient sa confiance naïve envers les États-Unis, ses tentatives de préserver une monarchie pro-occidentale corrompue et servile, son penchant à monopoliser le pouvoir et la marginalisation des convictions politiques autres que les siennes.
Une méfiance justifiée
Malgré la méfiance justifiée de l’ayatollah Ali Khamenei vis-à-vis des intentions américaines, celui-ci s’est abstenu, auprès des différentes administrations, d’entraver les initiatives présidentielles visant à apaiser les tensions bilatérales, tout en soutenant les mesures visant à protéger son pays de la traditionnelle et quasiment inévitable riposte américaine.
Ses réserves raisonnables à l’égard des propositions des décideurs et élites libéraux pro-occidentaux, dont les opinions reflètent souvent celles des politiciens et des « intellectuels » traditionnels en Occident et sont bien représentées dans les médias iraniens, n’ont pas empêché les négociations approfondies avec Washington.
En dépit des tentatives incessantes des médias en persan soutenus par l’Occident de renforcer les rumeurs, de créer l’anxiété et la division et d’encourager subtilement la violence, dans la tradition parfaitement perpétuée de leurs prédécesseurs, l’ayatollah Khamenei a réussi à empêcher la plupart des politiciens de s’engager sur la pente glissante de la polarisation.
Les chefs actuels des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ont des convictions politiques très différentes entre eux et par rapport à leurs prédécesseurs, mais tous ont rempli ou sont en train d’accomplir leur mandat dans un calme relatif.
L’échiquier de la politique iranienne
Réformistes, modérés, conservateurs et indépendants sont tous engagés sur l’échiquier désordonné et extrêmement compliqué de la politique iranienne, mais contrairement à ce qui s’est passé sous Mossadegh, les puissances occidentales n’ont rencontré qu’un succès limité dans la manipulation de la politique ou des contestations légitimes iraniennes.
En 2009, grâce à des ONG occidentales, à des chaînes de télévision en persan, à internet et aux réseaux sociaux, celles-ci ont encouragé la division, la violence et la sédition en lançant des accusations infondées de fraude électorale après une élection présidentielle chargée d’émotion et de division et reposant en quelque sorte sur les classes.
Plus récemment, dans un discours prononcé lors d’un événement à Paris organisé par l’Organisation des moudjahidine du peuple iranien (MEK), groupe qui figurait autrefois sur la liste des organisations terroristes des États-Unis et qui est considéré par le peuple iranien comme une organisation terroriste, le confident et avocat de Trump, Rudy Giuliani, a admis que les émeutes en Iran l’année dernière n’étaient pas spontanées mais avaient été provoquées par « nos gens » en Albanie et à Paris.
Néanmoins, les États-Unis reconnaissent que les monarchistes basés à Los Angeles, le MEK et les nombreux individus auto-exilés qui vivent confortablement grâce à des projets de changement de régime ridiculement coûteux financés par les États-Unis et leurs régimes alliés en Europe et dans la région ne provoqueront pas un changement en Iran.
C’est pourquoi les sanctions « paralysantes » de l’ex-président Barack Obama et les sanctions « brutales » de Trump ont été conçues pour pousser des Iraniens innocents dans le dénuement économique et la souffrance (comme le Yémen mais sans les frappes mortelles sur les mariages et les cérémonies funèbres). Ainsi, un peuple désespéré mettrait la pression ou, dans l’idéal, renverserait la République islamique pour que les États-Unis fassent preuve de pitié.
Un orientalisme latent
Le consensus général parmi les médias, les commentateurs et les «experts » de l’establishment occidental est que Washington devrait œuvrer au changement de ce qu’ils appellent le « régime des mollah ». Cette formulation illustre l’incapacité eurocentrique à comprendre un modèle politique iranien sophistiqué disposant d’une Constitution et d’un système complexe d’équilibre des pouvoirs.
L’ordre politique iranien a résisté avec succès à 40 années d’assaut d’un Empire qui a abattu sans vergogne un avion de ligne civil et qui a tout utilisé, des armes chimiques aux sanctions en passant par le terrorisme, pour briser la nation. Ce sont les mêmes personnes qui, ironiquement, sont furieuses des prétendues (et douteuses) affirmations d’ingérence russe dans l’émission « Quel milliardaire corrompu devrait être président ? ».
Si le « système des mollahs » en voie d’« effondrement » est si intrinsèquement impopulaire en Iran et incompétent, comment peut-il également constituer une menace croissante pour la sécurité mondiale? Seul un orientalisme puissant et latent peut « résoudre » ce paradoxe apparemment insoluble.
Si la République islamique est considérée par les Iraniens comme intrinsèquement illégitime, pourquoi la nécessité d’étrangler la population et de s’engager dans une vaste guerre psychologique pour forcer le changement ?
Alors que les présidents américains menacent de détruire l’Iran, pourquoi les médias publics britanniques et américains en persan doivent-ils lutter pour convaincre les Iraniens qu’ils n’ont pas besoin d’une défense antimissile ou d’une armée forte ? Selon les mots du narrateur dans le roman Homme invisible, pour qui chantes-tu ? de Ralph Ellison : « Je suis invisible, pas aveugle. »
Interpréter l’insatisfaction économique et les appels à une campagne anticorruption comme une opposition publique à la Constitution ou un soutien aux antagonistes externes est un signe d’anormalité dans le discours occidental sur l’Iran plutôt qu’une anormalité iranienne.
Rêver d’un effondrement de l’Iran relève d’une incapacité à appréhender les opinions des Iraniens lambda. Plutôt que de mettre de l’espoir dans de telles envolées de l’imagination en faveur d’une répétition de 1953, il serait infiniment plus prudent de tenir compte des avertissements du président Hassan Rohani et du très populaire général Qassem Soleimani des forces al-Qods des Gardiens de la révolution islamique.
La République islamique d’Iran est un pays fort doté de capacités militaires conventionnelles solides, de capacités militaires asymétriques exceptionnelles qui dépassent de loin les frontières du pays et d’une résilience extraordinaire, d’inspiration religieuse, contre l’injustice. C’est peut-être ce qui rend ses 40 années de résistance « anormales » pour l’Empire.
Par Seyed Mohammad Marandi : professeur de littérature anglaise et d’orientalisme à l’Université de Téhéran.
Sources: Middle East Eye, Réseau international