Malgré les menaces de leur allié américain, les Européens défendront leurs intérêts économiques en Iran. Pour prendre le contre-pied du Trésor américain, la Commission européenne va entreprendre le 18 mai l’activation de la «loi de blocage» interdisant aux entreprises européennes ainsi qu’aux tribunaux de se conformer aux sanctions américaines.
«L’Europe devrait être reconnaissante envers le Président Trump, car, grâce à lui, toutes nos illusions ont disparu.»
Donald Tusk, le Président du Conseil européen, n’a pas mâché ses mots à l’encontre du Président américain, ce 17 mai, à l’occasion du sommet UE-Balkans de Sofia. Plus tard dans la journée, Jean-Claude Juncker donnait corps à cette déclaration en annonçant que la Commission européenne lancerait le 18 mai au matin le processus d’activation de la loi de blocage, en sommeil depuis 1996. Une loi interdisant aux entreprises européennes de se conformer à la législation extraterritoriale américaine.
«En tant que Commission européenne, il est de notre devoir de protéger les entreprises européennes. Nous devons à présent agir et c’est pourquoi nous allons lancer le processus d’activation de la « loi de blocage » de 1996,» a déclaré le Président de la Commission européenne.
Depuis le 8 mai et l’annonce par le Président américain qu’il claquait la porte de l’accord onusien sur le nucléaire iranien, rétablissant par la même occasion l’embargo américain contre l’Iran, les responsables politiques européens avaient multiplié condamnations et déclarations d’intention.
En France, c’est principalement Bruno Le Maire qui est monté en créneau. «Les États-Unis n’ont pas à être le gendarme économique de la planète,» a-t-il estimé dans une interview au Figaro, publiée le 17 mai, estimant «pas acceptables» les sanctions extraterritoriales américaines.
La veille, depuis Bercy, où il recevait avec son homologue des affaires étrangères, Jean-Yves le Drian, une soixantaine de chefs d’entreprises travaillant en Iran afin de les assurer de sa «détermination» à défendre leurs intérêts, le ministre français de l’Économie a avancé trois pistes, espérant des «décisions concrètes» de la Commission européenne. Des vœux en partie exaucés.
Parmi les pistes lancées par le ministre: le recours à la loi de blocage, s’émanciper du système interbancaire SWIFT, contrôlé par les États-Unis, en créant en coopération avec la Banque européenne d’investissement un «outil financier indépendant qui permette à nos entreprises de commercer librement là où l’Europe a décidé qu’il était nécessaire ou utile de commercer». Enfin, créer un mécanisme visant à mieux contrôler, identifier et bloquer les investissements risqués. Une dernière suggestion sur laquelle revient à notre micro Emmanuel Dupuy, Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
«De nouveau, pour avoir une capacité de contrainte vis-à-vis des entreprises américaines. En l’occurrence, ce dispositif qui avait été mis en place par la Commission européenne pour la Russie pourrait très bien s’appliquer à d’autres pays. Donc vous voyez que la France essaie de monter au créneau pour avoir ses propres outils.»
Emmanuel Dupuy tient à insister sur la volonté française de chercher à prendre le contre-pied du CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States) et de l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), les deux «bras armés» du Trésor américain, en charge de faire appliquer les embargos unilatéralement décrétés par Washington.
Le Département du Trésor a adressé un ultimatum de 90 à 180 jours, suivant les activités, aux entreprises européennes pour se retirer d’Iran, sous peine de se voir infliger de lourdes sanctions financières, ainsi que de l’interdiction d’accès au marché américain ou à l’usage du dollar. Ce ne sont pas des menaces en l’air: victime de cette force de frappe juridique et financière planétaire, la BNP avait écopé en 2014 d’une amende record de 8,9 milliards de dollars pour violation de l’embargo américain.
«Il s’agit aussi d’une question, plus fondamentale, de souveraineté et de la crédibilité de la politique étrangère et de la politique économique européenne,»insiste Emmanuel Dupuy, qui rappelle la disproportion énorme entre les intérêts américains et européens engagés en Iran. En effet, si beaucoup d’observateurs et experts ont multiplié les références aux juteux contrats iraniens de Boeing, les échanges entre les États-Unis et l’Iran restent 100 fois inférieurs à ceux entre l’Iran et l’Union européenne, qui ont atteint 21 milliards d’euros en 2017.
Un réel «boost» des échanges entre Iran et l’UE depuis la levée de l’embargo sur l’Iran en 2016, qui n’a absolument pas été observé du côté américain, ceux-ci reculant même l’an dernier.
«Il faut aussi garder à l’esprit que les entreprises américaines n’ont pas bénéficié de l’accord sur le nucléaire iranien […] La valeur concernant les exportations et les importations avec l’Iran, concernant les Américains, était tout à fait faible, en l’occurrence 230 millions de dollars.»
Après les nombreuses déclarations prônant la défense de la «souveraineté économique européenne», il restait à savoir si les responsables européens parviendraient à s’entendre sur une posture ferme face aux États-Unis. Le scénario qui faisait l’unanimité dans la presse était que personne n’y croyait et à juste titre: depuis 1996 et la création de la loi de blocage, l’UE a bien changé, avec notamment des États-membres près de deux fois plus nombreux, passant de 15 à 28.
«Pardon, mais chanter maintenant l’indépendance et la capacité de l’Europe… un continent qui est incapable, même, de faire respecter ses frontières extérieures, sauf justement à passer sous les fourches caudines du sultan ottoman, cela me fait un peu rigoler tout ça!» lâchait mercredi soir, sur le plateau de C8, l’avocat et essayiste Gilles-William Goldnadel.
Et il était bien loin d’être le seul, ce 17 mai au matin. Même nos confrères du Monde semblaient dubitatifs quant à la capacité des Européens à concrétiser une convergence autre que celle affichée «face caméra». Pour revenir sur le plateau de C8, d’autres éditorialistes n’avaient pas la langue dans leur poche pour fustiger la passivité des Européens. Ainsi, Françoise Degois (LCI) évoquait les «éternels communiqués» des Européens, estimant que ces derniers n’ont pas les moyens de sanctionner les États-Unis: «l’Europe ne s’est pas construite politiquement, nous en payons le prix dans le rapport de forces.»
Dépeignant «une impuissance collective» que viendraient illustrer les déclarations laconiques de Federica Mogherini, cette dernière se fait tacler d’un «elle fait pitié» désabusé par Maurice Szafran.
En l’occurrence, en matière économique, la Commission européenne se passe de l’unanimité souvent en vigueur au sein de l’Union. Cependant, nul doute que derrière cette décision de l’organe exécutif de l’Union, les divergences entre les 28 sur cette question doivent bel et bien être présentes, posant la question de la suite que les autorités européennes donneront à la loi de blocage. Autrement dit, jusqu’où l’UE soutiendra-t-elle le regard de Washington?
Autre point, entre des sanctions américaines ayant déjà fait effet à de multiples reprises et un mécanisme européen jamais appliqué depuis plus de 20 ans, qui saura inspirer le plus confiance aux grandes entreprises européennes, dont certaines sont surveillées de très près par les autorités américaines?
Source: Sputnik