L’une des croyances les plus fermes en ce qui concerne les États-Unis est qu’il s’agit d’une démocratie. Chaque fois que cette conviction fait l’objet d’un léger fléchissement, c’est presque toujours pour signaler des exceptions préjudiciables aux valeurs ou aux principes fondamentaux américains. Par exemple, les détracteurs en herbe déplorent souvent une « perte de démocratie » due à l’élection de clowns autocrates, à des mesures draconiennes de l’État, à la révélation d’incroyables malversations ou corruption, à des interventions étrangères meurtrières ou à d’autres activités considérées comme des exceptions antidémocratiques. Il en va de même pour ceux dont la démarche critique consiste à toujours juxtaposer les actions du gouvernement américain avec ses principes fondateurs, à mettre en évidence la contradiction entre les deux et à placer clairement un espoir dans sa possible résolution.
Le problème, cependant, est qu’il n’y a pas de contradiction ou de prétendue perte de la démocratie, parce que les États-Unis n’en ont tout simplement jamais été une. C’est une réalité difficile à admettre pour beaucoup de gens, et ils sont probablement plus enclins à rejeter immédiatement une telle affirmation comme étant absurde plutôt que de prendre le temps d’examiner le dossier historique matériel pour voir par eux-mêmes. Une telle réaction dédaigneuse est due en grande partie à ce qui est peut-être la campagne de relations publiques la plus réussie de l’histoire moderne. Ce que l’on verra, cependant, si ce dossier est inspecté sobrement et méthodiquement, c’est qu’un pays fondé sur l’élite, la domination coloniale basée sur le pouvoir de la richesse, une oligarchie coloniale ploutocratique en somme, a réussi non seulement à acheter l’étiquette de « Démocratie » pour se vendre aux masses, mais aussi à faire en sorte que ses citoyens, et bien d’autres, se soient tellement investis socialement et psychologiquement dans son mythe nationaliste originel qu’ils refusent d’entendre les arguments lucides et bien documentés prouvant le contraire.
Pour commencer à décoller les écailles de nos yeux, soulignons dans l’espace restreint de cet article, cinq raisons patentes pour lesquelles les Etats-Unis n’ont jamais été une démocratie (un argument plus soutenu et plus développé est disponible dans mon livre, Counter-History of the Present). Pour commencer, l’expansion coloniale britannique dans les Amériques ne s’est pas faite au nom de la liberté et de l’égalité de la population en général, ni de l’attribution du pouvoir au peuple. Ceux qui s’installèrent sur les rives du « nouveau monde », à quelques exceptions près, ne respectaient pas le fait qu’il s’agissait d’un monde très ancien et qu’une importante population indigène y vivait depuis des siècles. Dès que Colomb y a mis les pieds, les Européens ont commencé à voler, asservir et tuer les habitants indigènes. La traite transatlantique des esclaves a commencé presque immédiatement après, ajoutant un nombre incalculable d’Africains à l’attaque génocidaire en cours contre la population indigène. En outre, on estime que plus de la moitié des colons venus d’Europe en Amérique du Nord pendant la période coloniale étaient de pauvres domestiques sous contrat, et les femmes étaient généralement prises au piège de la servitude domestique. Au lieu d’une terre libre et égale, l’expansion coloniale européenne vers les Amériques imposa donc une terre de colonisateurs et de colonisés, de maîtres et d’esclaves, de riches et de pauvres, de libres et d’asservis. Les premiers constituaient d’ailleurs une minorité infiniment petite de la population, alors que l’écrasante majorité, c’est-à-dire « le peuple », était soumise à la mort, à l’esclavage, à la servitude et à l’oppression socioéconomique permanente.
Deuxièmement, lorsque les élites de la classe dirigeante coloniale ont décidé de rompre les liens avec leur patrie et d’établir un État indépendant pour elles-mêmes, elles ne l’ont pas fondé en démocratie. Au contraire, ils étaient farouchement et explicitement opposés à la démocratie, comme la grande majorité des penseurs européens des Lumières. Ils ont compris qu’il s’agissait d’une forme dangereuse et chaotique de gouvernement par des masses sans éducation. Pour les soi-disant « pères fondateurs », les masses étaient non seulement incapables de gouverner, mais elles étaient considérées comme une menace pour les structures sociales hiérarchiques prétendument nécessaires à la bonne gouvernance. Selon les mots de John Adams, pour ne prendre qu’un seul exemple révélateur, si la majorité se voyait accorder un pouvoir réel, elle redistribuerait la richesse et abolirait la « subordination » si nécessaire à la politique.
Lorsque les éminents membres de la classe des propriétaires fonciers se réunissent en 1787 pour rédiger une constitution, ils insistent régulièrement dans leurs débats sur la nécessité d’établir une république qui tienne à distance la vulgaire démocratie, jugée pire que » la saleté des égouts » par l’éditeur pro-fédéraliste William Cobbett. La nouvelle constitution ne prévoyait des élections populaires que pour la Chambre des représentants, mais dans la plupart des États, le droit de vote était fondé sur le fait d’être propriétaire foncier, et les femmes, les autochtones et les esclaves – c’est-à-dire l’écrasante majorité de la population – étaient simplement exclus du vote. Les sénateurs étaient élus par les législateurs des États, le président par les électeurs choisis par les législateurs des États, et la Cour suprême était nommée par le président. C’est dans ce contexte que Patrick Henry proclame sans détour le jugement le plus lucide: « ce n’est pas une démocratie ». George Mason a clarifié la situation en décrivant le pays nouvellement indépendant comme « une aristocratie despotique ».
Lorsque la république américaine a lentement été rebaptisée » démocratie « , il n’ y a eu aucune modification institutionnelle importante pour justifier le changement de nom. En d’autres termes, et c’est le troisième point, l’utilisation du terme « démocratie » pour désigner une république oligarchique signifiait simplement qu’un mot différent était utilisé pour décrire le même phénomène fondamental. Cela a commencé à peu près à l’époque de la campagne présidentielle du « tueur d’Indiens » Andrew Jackson dans les années 1830. Se présentant lui-même comme un « démocrate », il a mis en avant une image de lui-même comme un homme moyen du peuple qui allait mettre un terme au long règne des patriciens de Virginie et du Massachusetts. Lentement mais sûrement, le terme » démocratie » a été utilisé comme terme de communication pour rebaptiser une oligarchie ploutocratique en régime électoral qui sert les intérêts du peuple (démos). Pendant ce temps, l’holocauste américain se poursuivait sans relâche, de même que l’esclavage, l’expansion coloniale et la guerre des classes aisées contre les classes d’en-bas.
Malgré certains changements mineurs au fil du temps, la république américaine a conservé avec ténacité sa structure oligarchique, ce qui apparaît clairement dans les deux principaux arguments de sa campagne publicitaire actuelle pour vendre la « démocratie ». L’establishment et ses propagandistes insistent régulièrement sur le fait qu’une aristocratie structurelle est une « démocratie » car celle-ci se définit par la garantie de certains droits fondamentaux (définition juridique) et la tenue d’élections régulières (définition procédurale). Il s’agit bien sûr d’une conception purement formelle, abstraite et largement négative de la démocratie, qui ne dit absolument rien sur le fait que les gens ont un pouvoir réel et durable sur la gouvernance de leur vie.
Cependant, même cette définition creuse dissimule dans quelle mesure, pour commencer, l’égalité supposée devant la loi aux États-Unis présuppose une inégalité devant la loi par l’exclusion de secteurs importants de la population: les personnes jugées ne pas avoir le droit aux droits, et celles considérées comme ayant perdu leur droit aux droits (les Amérindiens, les Afro-Américains et les femmes pendant la plus grande partie de l’histoire du pays, et encore aujourd’hui sous certains aspects, ainsi que les immigrants, les « criminels », les mineurs, les « malades mentaux », les dissidents politiques, etc). En ce qui concerne les élections, elles se déroulent aux États-Unis dans le cadre de campagnes publicitaires de plusieurs millions de dollars dans lesquelles les candidats et les enjeux sont présélectionnés par l’élite des grandes entreprises et des partis.
La population générale, dont la majorité n’a pas le droit de vote ou décide de ne pas l’exercer, se voit accorder le » choix » (supervisé par un collège électoral non démocratique et intégré dans un système de représentation non proportionnelle) pour sélectionner le membre de l’élite aristocratique qu’elle aimerait voir les gouverner et les opprimer pour les quatre années à venir. Selon une importante étude récente de Martin Gilens et Benjamin I. Page, « une analyse multivariée indique que les élites économiques et les groupes organisés représentant les intérêts des grandes entreprises ont un impact indépendant important sur la politique du gouvernement américain, alors que les citoyens moyens et les groupes d’intérêts de masse ont peu ou pas d’influence indépendante. Les résultats apportent une confirmation substantielle aux théories de la domination de l’élite économique […], mais pas aux théories de la démocratie électorale majoritaire. »
Pour ne prendre qu’un dernier exemple parmi les innombrables cas montrant que les États-Unis ne sont pas et n’ont jamais été une démocratie, il convient de souligner l’agression constante qu’ils mènent contre les mouvements des pouvoirs populaires. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, ils se sont efforcés de renverser une cinquantaine de gouvernements étrangers, dont la plupart avaient été démocratiquement élus. D’après les calculs méticuleux de William Blum dans « America’s Deadliest Export: Democracy« , ils se sont également interposés de façon flagrante dans les élections d’au moins 30 pays, ont tenté d’assassiner plus de 50 dirigeants étrangers, ont largué des bombes sur plus de 30 pays et ont tenté de réprimer les mouvements populistes dans 20 pays.
Le bilan sur le front intérieur est tout aussi brutal. Pour ne prendre qu’un exemple parallèle significatif, il existe de nombreuses preuves que le FBI a été impliqué dans une guerre clandestine contre la démocratie. A partir des années 1960 au moins, et probablement jusqu’à aujourd’hui, le Bureau « a étendu ses opérations clandestines du passé contre le parti communiste, consacrant ses ressources à saper le mouvement pour l’indépendance de Porto Rico, le parti ouvrier socialiste, le mouvement des droits civiques, les mouvements nationalistes noirs, le Ku Klux Klan, des composantes du mouvement pacifiste, le mouvement étudiant et la » nouvelle gauche « en général » (Cointelpro : The FBI’s Secret War on Political Freedom, p. 22-23). Prenons, par exemple, le résumé de Judi Bari sur ses attaques contre le Parti socialiste des travailleurs: « De 1943 à 1963, l’affaire des droits civils fédéraux (Socialist Workers Party c. Attorney General) documente des décennies de cambriolages illégaux du FBI et 10 millions de pages de dossiers de surveillance. Le FBI a payé 1 680 592 $ à quelque 1 600 informateurs et a utilisé 20 000 jours d’écoute électronique pour saper l’organisation politique légitime. » Dans le cas du Black Panther Party et de l’American Indian Movement (AIM) – qui étaient tous deux d’importantes tentatives de mobilisation du pouvoir populaire pour démanteler l’oppression structurelle de la suprématie blanche et de la guerre de classe -, le FBI non seulement les a infiltrés et a lancé des campagnes hideuses de calomnie et de déstabilisation contre eux, mais il a assassiné 27 Black Panthers et 69 membres de l’AIM (et en a soumis d’innombrables autres à la mort lente d’incarcération). Que ce soit à l’étranger ou sur le front intérieur, la police secrète américaine a fait preuve d’une grande proactivité dans la lutte contre les mouvements de personnes qui se lèvent, protégeant et préservant ainsi les principaux piliers de la suprématie blanche, l’aristocratie capitaliste.
Plutôt que de croire aveuglément en un âge d’or de la démocratie pour rester à tout prix dans la cage dorée d’une idéologie produite spécifiquement pour nous par les spin-doctors bien payés d’une oligarchie ploutocratique, nous devrions ouvrir les portes de l’histoire et scruter méticuleusement la fondation et l’évolution de la république impériale américaine. Cela nous permettra non seulement de mettre fin à ses mythes originels égoïstes et auto satisfaits, mais nous donnera aussi l’occasion de ressusciter et de réactiver une grande partie de ce qu’ils ont cherché à détruire.
En particulier, il y a une Amérique radicale juste en dessous de la surface de ces narratives nationalistes, une Amérique dans laquelle la population s’organise de façon autonome en activisme indigène et écologique, en résistance radicale noire, en mobilisation anticapitaliste, en luttes anti-patriarcales, etc.
C’est cette Amérique que la république corporative a cherché à éradiquer, tout en investissant simultanément dans une vaste campagne de communication pour couvrir ses crimes avec la couverture de la » démocratie » (qui a parfois nécessité l’intégration de quelques individus symboliques, qui semblent venir d’en bas, dans la classe dirigeante de l’élite pour perpétuer le mythe tout-puissant de la méritocratie). Si nous sommes assez astucieux et perspicaces pour reconnaître que les États-Unis sont antidémocratiques aujourd’hui, ne soyons pas indolents ou mal informés au point de nous laisser bercer par des berceuses louant son passé halcyon. En effet, si les États-Unis ne sont pas une démocratie aujourd’hui, c’est en grande partie parce qu’ils ne l’ont jamais été. Cependant, loin d’être une conclusion pessimiste, c’est précisément en ouvrant la coquille dure de l’encapsulation idéologique que nous pouvons tirer parti des forces radicales qui ont été réprimées par elle. Ces forces, et non pas celles qui ont été déployées pour les détruire, devraient être la source ultime de notre fierté à l’égard du pouvoir du peuple.
Par Gabriel Rockhill : philosophe et critique culturel franco-américain.
Source: Counter Punch. Via: https://coreix.french.almanar.com.lb//global-politics.eu/u-s-democracy/. Traduction : Réseau International