La pression démographique devient insoutenable pour le pouvoir central du Caire qui voit réapparaître les spectres du Printemps arabe et d’un djihadisme exacerbé. Au micro de Sputnik, le spécialiste de la géopolitique du Maghreb Yahia Zoubir revient sur les enjeux d’une politique démographique à quitte ou double pour al-Sissi.
Ce 16 février, dans un discours donné à l’occasion de l’inauguration d’établissements médicaux, le Président égyptien Abdel Fatah al-Sissi tirait la sonnette d’alarme.
«Pourquoi faire des enfants que vous ne pouvez pas nourrir et dont vous ne savez pas s’ils pourront trouver un emploi? 50% d’entre eux vivent dans des bidonvilles et construisent des habitations sur les terres agricoles, ce qui épuise nos ressources en nourriture.»
Un enfant naît toutes les 18 secondes dans ce troisième pays le plus peuplé d’Afrique derrière l’Éthiopie et le Nigeria. Freiner la natalité est «un enjeu de sécurité nationale», a asséné le chef de l’État.
La campagne de sensibilisation du gouvernement intitulée «Deux enfants, c’est assez» lancée dans le pays en 2019 n’a pas porté ses fruits jusqu’ici. Le taux de fertilité en Égypte –3,3 enfants par femme– reste au-dessus du niveau souhaité par Le Caire. Problème: l’État n’arrive plus à absorber la masse de jeunes, hommes et femmes, qui arrive chaque année sur le marché de l’emploi. Les réformes libérales entamées au début des années 2000 sous la présidence Moubarak, avec ses privatisations massives d’entreprises, n’ont pas contribué à y remédier, le secteur privé ne comblant toujours pas le vide. Et les mesures du pouvoir en place se heurtent à la surpopulation. La boucle est bouclée.
Près d’un tiers de la population sous le seuil de pauvreté
Le pays des pharaons se retrouve donc dans un contexte explosif: concilier une situation économique en berne –en partie du fait du coronavirus– et une population toujours plus importante qui a dépassé la centaine de millions en 2020. Malgré un taux de croissance positif ces cinq dernières années, la proportion d’Égyptiens vivant en dessous du seuil de pauvreté, fixé à moins de 1,5 euro par jour, est passée de 28% à 33% entre 2016 et 2018.
L’Égypte, où 60% de la population a moins de 30 ans, est «un pays au bord de l’explosion», estime Yahia Zoubir, professeur en géopolitique à la Kedge Business School et chercheur au Brookings Doha Center, au micro de Sputnik.
Guerre, immigration et Covid-19
Privée des possibilités d’emploi des marchés du travail à l’étranger, l’Égypte patine. Auparavant, explique le chercheur, le pays en profitait pour désengorger sa masse de jeunes actifs.
«Historiquement, l’Égypte envoyait beaucoup de son surplus de main-d’œuvre en Libye. Si le pays a soutenu Haftar comme il l’a fait, c’est aussi parce qu’il le pensait capable de ramener la stabilité sur son territoire et permettre la reprise de l’immigration égyptienne vers la Libye. Le Caire espérait ainsi avoir un gouvernement qui lui soit favorable et qui reprendrait l’immigration égyptienne vers la Libye pour alléger la pression sur l’État égyptien.»
Le schéma migratoire était le même vers certains pays du Golfe persique, en particulier les Émirats arabes unis. Là aussi, le carrousel s’est arrêté.
«Même si elle entretient de bons rapports avec les Émirats et les pays du Golfe, l’Égypte n’arrive plus à se défaire de son surplus de main-d’œuvre. Là-bas, ce n’est pas la guerre mais la crise sanitaire qui a mis un frein à l’immigration du travail égyptienne», note le spécialiste.
L’Égypte est donc seule face à ses responsabilités et la pression, qui ne cesse d’augmenter, oblige Abdel Fatah al-Sissi à prendre des positions fortes. «Vous vous accablez vous-mêmes et l’État [en faisant des enfants, ndlr]. Ensuite, vous vous révoltez et le cycle de destruction continue», s’indignait le Président lors de son discours sur la crise démographique égyptienne.
Menace djihadiste
Des propos durs mais il ne faut pas oublier que Le Caire n’a pas une, mais deux épées de Damoclès au-dessus de la tête. Le risque de soulèvement populaire en est une, mais le danger le plus pressant est la «menace djihadiste qui se nourrit sur le terreau fertile d’une jeunesse sans perspectives», souligne Yahia Zoubir.
«La crainte du gouvernement est que les groupes terroristes arrivent à étendre leur emprise sur cette jeunesse qui ne travaille pas. C’est le même schéma qu’en Tunisie, lorsque l’État islamique* payait des jeunes pour aller au front. Les sommes allaient de 1.000 dollars à 4.000 dollars pour ceux qui acceptaient de mourir en martyr», précise-t-il.
Un double danger qu’Abdel Fatah al-Sissi notait déjà en 2017, lorsqu’il déclarait que la surpopulation constituait, avec le terrorisme, «les deux véritables menaces» pour l’Égypte. En pleine pandémie mondiale, la tâche devient compliquée pour les autorités.
«Les conditions qui ont fait éclater le Printemps arabe en 2011 en Tunisie sont les mêmes que celles que l’on observe aujourd’hui», conclut-il.
Source: Sputnik