Il est superficiel et extrêmement simpliste de considérer les troubles se déroulant aujourd’hui en Jordanie comme une situation purement jordanienne, distincte de ce qui se passe dans le voisinage ou dans la région en général, du fait des réaménagements régionaux après la défaite du projet occidental les visant en général et ciblant l’axe de la résistance en particulier. Tout ce ciblage visait la liquidation de la cause palestinienne que Trump a lancée dès les premiers mois de son accession au pouvoir lorsqu’il a clairement signifié qu’un accord avec des Arabes subordonnés aux Etats-Unis, comprenant des éléments de cette liquidation, était conclu.
Afin de ne pas trop s’enfoncer dans la fiction ou la perception de ce qu’impliquerait l’accord du siècle, nous nous référons aux positions déclarées par les concepteurs de l’accord eux-mêmes et qui sont également clairement identifiés : Trump, Netanyahu et Mohammed Bin Salman, qui forment aujourd’hui une alliance stratégique profonde et accomplissent une mission claire : la liquidation de la cause palestinienne pour se consacrer pleinement à affronter l’Iran, non seulement en l’isolant de la région et en le forçant à se retirer derrière ses frontières, mais aussi en changeant son régime par le renversement de son système islamique indépendant et en installant un régime soumis à l’occident comparable aux protectorats du Golfe (sheikhdoms) dont l’Arabie Saoudite en est le modèle par excellence.
L’accord américano-israélo-saoudien du siècle comporte cinq éléments essentiels :
La terre de Palestine entre le fleuve (le Jourdain) et la mer (la méditerranée) ne peut accueillir qu’un seul état : Israël
Jérusalem « unifiée » est la capitale d’Israël
La proscription totale du « droit de retour » et l’installation de la diaspora palestinienne là où elle se trouve, en payant des compensations aussi bien aux Palestiniens qu’aux pays d’accueil
La confirmation du « droit d’Israël » à s’installer en Cisjordanie et légaliser toutes les colonies déjà existantes
La création d’un Etat palestinien dans la bande de Gaza à laquelle on rattache quelques parcelles de terres (proches ou lointaines) afin d’y absorber une partie des réfugiés palestiniens à l’étranger et une autre partie des Palestiniens de l’intérieur qu’Israël veut déporter pour limiter leur accroissement démographique sur les terres occupées en 1948.
Ainsi, cette terre « rajoutée » qui pourrait être le Sinaï, comme souvent évoqué, ou la Jordanie, comme envisagé, constituera l’alternative à un retrait israélien de la Cisjordanie, y compris de Jérusalem-Est, là où les Palestiniens n’auront droit, selon cet accord du siècle, qu’à des conseils municipaux dispersés et déconnectés que rien ne réunit et surtout pas une formule ou un système politique identitaire unificateur. En d’autres termes, la Palestine historique dans son ensemble sera soumise à la souveraineté israélienne, et seule la bande de Gaza, qui constituera le noyau de l’État palestinien démilitarisé, en sera exclue.
Toutefois, cette liquidation criminelle, malgré l’implication saoudienne et les pressions exercées sur les personnes concernées par la cause palestinienne, reste dans l’impasse au cas où :
aucune terre « extraterritoriale » n’est disponible,
la menace de l’axe de la résistance persiste ,
aucune partie palestinienne n’est consentante d’une façon ou d’une autre.
Ces trois éléments, la terre alternative, la prévention de la menace de la résistance et le consentement palestinien, sont des conditions essentielles et nécessaires pour la viabilité de l’accord du siècle.
Dans la pratique, il semble que l’attribution d’une partie du Sinaï comme terre alternative pose beaucoup de difficultés ne pouvant être résolues dans un avenir proche, ce qui nécessite la recherche d’une autre solution.
Quant au consentement palestinien, malgré toutes les rumeurs sur l’accord de telle partie ou de telle autre, le contexte général des positions palestiniennes indique que le rejet l’emporte fortement. Quant à l’axe de résistance, la présence de ses composantes dans le sud de la Syrie ne rassure pas l’entité porteuse de ce projet de liquidation.
Or, le concepteur de ce plan estime que réussir à trouver une terre alternative peut contribuer à surmonter les deux autres obstacles.
Dans ce cadre, la question de la Jordanie est centrale pour la mise en œuvre de l’accord, parce qu’elle constitue la base sur laquelle il repose. C’est en Jordanie que la terre constitue la solution alternative. Voici le risque existentiel qui menace la Jordanie en tant qu’État créé par une décision britannique il y a un siècle. Cette décision restera-t-elle en vigueur ? Ou alors la décision américaine de réviser et déplacer les frontières prendra le pas en exécutant ce que ne cessent de préconiser des centres d’études sionistes ou assimilés, que la Palestine est la Jordanie ?
Les troubles d’aujourd’hui en Jordanie, qui coïncident avec les tentatives de la mise en œuvre de l’accord du siècle, ne peuvent que susciter l’inquiétude des Jordaniens soucieux de l’intérêt de leur pays. Et parce qu’en politique, il n’y ni amitié ni inimitié permanentes, l’intérêt de la Jordanie, laquelle risque de voir la liquidation de la question palestinienne se faire à ses dépens, consiste à se repositionner au niveau régional et international afin de défendre son existence, en particulier, d’autant que l’argent du Golfe se fait rare.
Nous ne pouvons pas exclure que cette difficulté est liée à l’agitation qui a éclaté en raison des taxes et des frais imposés à l’origine en raison du manque de ressources, et après que la Jordanie a été pratiquement dépouillée de son rôle de gardien des lieux saints à Jérusalem, en particulier Al-Aqsa.
Par conséquent, nous constatons que le repositionnement stratégique et politique de la Jordanie est devenu un besoin national existentiel. Parce que rester dans sa position actuelle, dans un camp qui cherche à lui nuire, mène indubitablement au suicide.
Le grave danger qui menace la Jordanie lui impose clairement de se déplacer vers des positions défensives que seul son rapprochement de l’axe de la résistance peut lui garantir. Nous parlons de se rapprocher et non pas de rejoindre l’axe de la résistance, parce qu’il est question de possibilité et non de fiction.
Cette démarche peut être réalisée par des mesures audacieuses prises par la Jordanie, notamment :
le rejet explicite et public de l’accord du siècle, le rejet de la judaïsation de Jérusalem et le maintien de ses relations à la mosquée d’Aqsa.
la cessation effective de toute participation ou de fourniture d’une assistance directe ou indirecte au camp d’agression contre la Syrie.
la fermeture complète du MOC et le renvoi des officiers étrangers qui le dirigent, qu’ils soient arabes, occidentaux ou sionistes ;
La prévention de toute action militaire contre la Syrie à partir de son territoire et le blocage de toute aide aux groupes terroristes opérant dans le sud de la Syrie.
La coordination totale avec la Syrie pour le retour des déplacés et la fermeture des camps de réfugiés à commencer par le camp de Zaatari, et l’ouverture du passage frontalier de Nisib, qui génère environ 1 milliard de dollars par an en Jordanie, soit trois fois les recettes fiscales escomptées et qui ont causé les troubles.
Rejoindre le triangle régional Iran-Turquie-Irak et s’ouvrir sur la Russie et la Chine pour bénéficier du parapluie de leur soutien politique et garantir des alternatives à l’argent bloqué du Golfe.
Remédier à l’agitation populaire actuelle ne peut se faire uniquement par des mesures sécuritaires ou par la démission du gouvernement. Le traitement réel ne peut se faire que par des choix stratégiques sérieux devenus un impératif vital. Les ignorer serait existentiellement coûteux. En l’absence d’alignement avec des alliés sûrs, il apparaît que la Jordanie est devenue le maillon régional le plus faible. Et c’est là que réside le danger.
Par Amine Htaite: général libanais à la retraite et professeur universitaire
Traduit par Rania Tahar;
Source: Réseau international