Triple lauréat du prix Pulitzer, le célèbre éditorialiste du New York Times, Thomas Friedman, a récemment conseillé à l’administration Trump de soutenir militairement Daech en Syrie, tout en luttant contre cette même organisation terroriste en Irak.
Une politique aussi contradictoire et dangereuse permettrait, selon lui, d’« imposer suffisamment de pression sur Assad, la Russie, l’Iran et le Hezbollah » pour qu’ils acceptent de négocier le départ du Président syrien.
Au début de cet éditorial, intitulé « Pourquoi Trump combat-il l’EI en Syrie ? », Thomas Friedman opère une distinction pour le moins hasardeuse entre ce qu’il décrit comme le « Daech territorial », qui s’étend de l’Irak à la Syrie, et le « Daech virtuel », qui mobilise ses recrues via le cyberespace. D’après lui, ce dernier élément est «satanique, cruel et amorphe ; il dissémine son idéologie grâce à Internet. Il endoctrine des adeptes en Europe et dans le monde musulman (…) [, et il constitue] la première menace qui pèse sur [le monde occidental].»
Ayant comme principal objectif de vaincre Bachar el-Assad et ses soutiens, le « Daech territorial » est, au contraire, perçu par Thomas Friedman comme un atout stratégique pour les États-Unis et leurs alliés. D’après lui, sa défaite militaire en Irak et en Syrie entraînerait une multiplication des attentats du « Daech virtuel » en Occident et ailleurs, dans le but de compenser la disparition du « califat » d’Abou Bakr al-Baghdadi.
En d’autres termes, Thomas Friedman considère les attentats antioccidentaux de l’Organisation de l’Etat islamique (EI) comme une menace vitale pour notre civilisation, tout en conseillant à Donald Trump d’épargner et même de soutenir militairement cette organisation en Syrie pour vaincre el-Assad et ses alliés.
Focalisé sur le «terrorisme d’opportunité » induit par le « Daech virtuel», il semble oublier que des attaques majeures contre les populations occidentales ont été fomentées dans les territoires du «califat », à l’instar des attentats du 13-Novembre. Il paraît donc illusoire de différencier les éléments d’un même réseau en fonction de leur mode opératoire et des pays ciblés.
Dans tous les cas, en préconisant une telle politique, cet influent éditorialiste du NYT semble considérer que les exactions de Daech sont acceptables lorsqu’elles sont commises dans des nations jugées hostiles par le gouvernement américain et ses alliés.
Il incite donc Donald Trump à être « lui-même » – un personnage qu’il décrit comme « totalement cynique et imprévisible » – exhortant le Président américain à « laisser Daech être le casse-tête de Assad, de l’Iran, du Hezbollah et de la Russie – de la même manière que nous avons encouragé les moudjahidines à saigner les troupes soviétiques en Afghanistan » dans les années 1980. Cette comparaison historique nous permet de comprendre à quels « rebelles anti-Assad » Thomas Friedman recommande de transférer « suffisamment de missiles antichars et antiaériens pour menacer les hélicoptères et les avions de chasse utilisés par la Russie, l’Iran, le Hezbollah et la Syrie, et saigner leurs forces – du moins jusqu’à ce qu’ils acceptent d’ouvrir des négociations. Cela me convient totalement.»
Faisant écho aux menaces antirusses d’un ancien chef de la CIA, ou à celles du directeur national du Renseignement sous la présidence Obama, cet éditorial particulièrement revanchard et agressif reflète-t-il pour autant l’état d’esprit des faucons de Washington ?
Selon le journaliste Max Blumenthal, « Friedman se fait sans aucun doute le porte-voix des radicaux au sein de l’État de sécurité nationale [américain]. Ces derniers avaient déjà défendu le même type d’arguments » pour inciter Obama à soutenir d’autres groupes jihadistes anti-Assad, tels que Ahrar al-Sham ou le Front al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaïda. Or – et sauf erreur de ma part –, une préconisation d’appui militaire en faveur de l’EI en Syrie n’avait jamais été formulée par une personnalité d’une telle importance dans le débat public américain, du moins avec des arguments aussi clairs et explicites.
Si elle peut paraître surprenante, voire choquante, cette recommandation n’est absolument pas illogique au regard de la politique étrangère américaine récemment imposée au Moyen-Orient. En effet, comme je l’ai défendu en interrogeant l’expert britannique, Christopher Davidson, l’EI était manifestement considéré par l’administration Obama comme un « atout stratégique indirect », qui fut officieusement soutenu par la CIA et ses partenaires en Syrie dès janvier 2012, puis « contenu » et opportunément protégé des frappes russes, syriennes et iraniennes par le Pentagone et ses alliés à partir d’août 2014.
Que l’on adhère ou pas à cette analyse, ce statut d’« atout stratégique indirect » fut confirmé par John Kerry lors d’une discussion privée avec des représentants de l’opposition syrienne, qui avait été partialement dévoilée par le New York Times. Durant cette conversation, le secrétaire d’État affirma que les États-Unis « observaient de près » la montée en puissance de Daech en Syrie. Selon lui, la menace que représentait cette organisation était susceptible de contraindre Bachar el-Assad à négocier sa capitulation – une issue que la Russie empêcha en intervenant directement dans ce conflit à partir de septembre 2015, si l’on en croit John Kerry lui-même.
Visiblement, Thomas Friedman est un fervent défenseur de cette instrumentalisation de Daech contre Bachar el-Assad et ses soutiens étrangers, une politique si inavouable pour les autorités américaines qu’elle fut sous-traitée en toute connaissance de cause à leurs alliés turcs et pétromonarchiques. Confirmant maladroitement que le Pentagone et ses partenaires ne combattaient pas réellement l’EI en Syrie sous la présidence Obama, cet éditorial de Thomas Friedman semble refléter la colère des faucons américains face à un potentiel revirement stratégique sous la présidence de Donald Trump, qui se traduit malheureusement par un lourd bilan humain dans les zones occupées par Daech.
Tandis que les États-Unis avaient attendu une décennie pour bombarder les ex-« combattants de la liberté » de la CIA en Afghanistan – déclenchant la plus longue guerre de leur histoire –, il semblerait que les forces américaines soient d’ores et déjà mobilisées dans la lutte contre leurs « rebelles modérés » depuis l’investiture de Donald Trump.
Comme dans tous les conflits de ce genre, au cours desquels une puissante armée frappe des guérilleros prêts à mourir pour défendre leur cause, les seuls réels vainqueurs de ce cercle vicieux sont (et resteront) les multinationales de l’armement, dont les valeurs boursières ont littéralement doublé depuis 2014 grâce à « l’instabilité [au Moyen-Orient] et aux opportunités d’affaires correspondantes », d’après le PDG de Lockheed Martin.
Ainsi, que Daech soit un « ennemi » ou un « atout stratégique » pour les États-Unis et leurs alliés, il est assurément une « menace » lucrative pour les années à venir.
Par Maxime Chaix
Maxime Chaix est traducteur et journaliste indépendant, spécialisé dans les domaines du renseignement, des opérations clandestines, des questions stratégiques, de la criminalité financière et du terrorisme global. En 2015, il a lancé son propre site afin de regrouper ses différents articles et traductions. Depuis 2014, il a notamment écrit pour dedefensa.org et Paris Match.
Source: Iveris