Deux bâtiments de la Marine nationale ont quitté le 18 février la rade de Toulon pour participer à des exercices militaires en mer de Chine méridionale avec le Japon et les États-Unis. Quels sont les enjeux d’un tel déploiement naval? Décryptage avec deux experts de la région.
Avec le départ de la mission Jeanne d’Arc 2021, la France sera prochainement présente au Japon. Le 18 février, le porte-hélicoptères amphibie Tonnerre et la frégate Surcouf ont ainsi appareillé de Toulon pour mener cette mission annuelle.
Elle comporte trois objectifs: la formation de 147 futurs officiers de marine, la coopération régionale et surtout le déploiement des capacités opérationnelles dans des zones d’intérêt stratégique. Après un périple via la Méditerranée et l’Océan indien, les deux bâtiments français se rendront en mer de Chine méridionale en mai, à l’occasion d’exercices navals organisés conjointement avec Tokyo et Washington. L’objectif? Défendre la «liberté de navigation» et lutter contre le «comportement conquérant» de la Chine, selon les propos de l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la marine.
C’est désormais flagrant. La Chine inquiète les Occidentaux, a fortiori depuis l’année 2020, durant laquelle ses capacités économiques, diplomatiques et sanitaires ont largement pris le pas, notamment sur l’Europe. Le «Pivot asiatique» de Barack Obama d’il y a dix ans augurait déjà cet intérêt américain pour une région jugée prioritaire face à la montée en puissance chinoise.
Les Occidentaux inquiets de «l’expansionnisme chinois»
Donald Trump a tenté de muscler unilatéralement cette politique, sans pouvoir enrayer cette inéluctable progression. C’est le «Piège de Thucydide», théorisé par l’Américain Graham Allison. Sous ce concept, le professeur de Harvard désignait le déclenchement d’un conflit par une puissance dominante en déclin, apeurée par une puissance émergente.
Les tensions se sont particulièrement illustrées en mer de Chine méridionale, «point chaud» depuis trente ans, et par la montée d’un «expansionnisme chinois», selon l’expression de Guibourg Delamotte, maître de conférences à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Inalco) et spécialiste du Japon.
Revendiquant une souveraineté sur la quasi-totalité de ces eaux, Pékin y a développé la poldérisation, c’est-à-dire la transformation d’îlots en îles afin d’accroître sa zone économique exclusive (ZEE), mais surtout la militarisation de sept récifs.
«Avec les bases militaires établies, les Chinois contrôlent en pratique la région», estime-t-elle au micro de Sputnik. Ce qui a changé ces dernières années, c’est «la disposition des Occidentaux à y réagir.»
Et les Occidentaux réagissent de façon musclée. La nouvelle Administration Biden envoyait le 24 janvier le porte-avions USS Roosevelt en mer de Chine méridionale. Le même mois, la France envoyait dans la région le sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Émeraude et le bâtiment de soutien Seine. «Une preuve éclatante de la capacité de notre Marine nationale à se déployer loin et longtemps en lien avec nos partenaires stratégiques australiens, américains ou japonais» s’enorgueillissait Florence Parly, ministre des Armées.
Cité par l’AFP, Wang Wenbin, porte-parole de la diplomatie chinoise, a affirmé qu’il n’y avait «aucun problème de liberté de navigation et de survol» de la mer de Chine. Toutefois, a-t-il mis en garde, la Chine «s’oppose à ce qu’un quelconque pays […] sape la paix et la tranquillité régionales au nom de la liberté de navigation.» Une menace à peine voilée.
La liberté de navigation, un «prétexte bien trouvé»
Guibourg Delamotte observe ainsi que «la Chine n’a pas envie d’adhérer à des règles qu’elle n’a pas façonnées». Un constat confirmé par Jean-Paul Tchang, co-fondateur de la Lettre de Chine. Il évoque l’arrêt de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) en 2016 donnant raison aux Philippines dans son différend avec Pékin sur le partage des zones maritimes en mer de Chine. Pour les Chinois, ce jugement n’est rien qu’«une mascarade». Jean-Paul Tchang y voit de plus un moyen pour les Américains «de resserrer les liens avec les pays de l’ASEAN pour finalement monter un front uni contre les Chinois».
Depuis une dizaine d’années, Français comme Américains promeuvent «la liberté de navigation» dans ces eaux où circule 40% du trafic maritime mondial, dans le cadre des FONOPs (Freedom of Navigation Operations). En 2019, la frégate de surveillance française Vendémiaire franchissait le détroit de Taïwan, provoquant des tensions avec Pékin qui avait accusé le vaisseau français d’avoir navigué «illégalement» dans «les eaux chinoises». Pour Jean-Paul Tchang, ces patrouilles sont davantage un «prétexte bien trouvé».
«Les Américains ont commencé à patrouiller en envoyant des porte-avions et des destroyers. Depuis quelque temps, ils essaient de monter toute une alliance indopacifique comprenant l’Australie, l’Inde, le Japon pour contenir la Chine.»
Début novembre, l’Inde organisait justement des exercices militaires dans le golfe du Bengale, en collaboration avec le Japon, l’Australie et les États-Unis au sein du Quad (Quadrilateral Security Dialogue). «C’est une forme d’endiguement, si on veut. Il s’agit de contrebalancer de s’unir pour affirmer nos positions et défendre nos intérêts», renchérit Guibourg Delamotte. La France «se souvient qu’elle est une puissance du Pacifique» avec la mise en place de l’axe indopacifique cher à Emmanuel Macron. Les territoires français dans le Pacifique, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, en témoignent. La situation en mer de Chine méridionale «n’a jamais affecté d’une façon ou d’une autre, les intérêts français» contredit pourtant Jean-Paul Tchang, y voyant une posture «très atlantiste» de la France. Mais a-t-elle seulement les moyens de ses ambitions?
«En réalité, plus personne n’a les moyens seul. Si la Chine se décide à reprendre Taïwan par exemple, qu’est-ce qu’on pourra faire? Pas grand-chose. Chacun séparément, on n’a plus les moyens tout seuls de réagir. Nous, on va avoir quatre sous-marins nucléaires, les Chinois en ont beaucoup plus. La puissance militaire chinoise est devenue extrêmement importante», conclut Guibourg Delamotte.
Source: Sputnik