Sur la commode du salon, des clichés vieillis sont alignés: dessus, 26 membres de la famille Khasro, sourires figés et vêtements désuets, devant des bougies qui rappellent à leurs proches les disparus qui parsèment tous les arbres généalogiques d’Irak.
« Jusqu’à aujourd’hui, je passe ma vie à attendre. Le jour où on me montrera leurs restes, je pourrai enfin me dire qu’ils sont morts », affirme Samia Khasro, Kurde de 72 ans, qui reçoit l’AFP dans sa maison d’un quartier cossu de Bagdad.
En Irak, où les conflits se succèdent sans répit depuis 1980, les estimations officielles recensent jusqu’à 1,3 million de disparus. Autant de familles qui attendent des nouvelles d’un proche exécuté, mort en détention ou qui s’est tout simplement volatilisé un jour.
Rien que dans sa famille élargie, Mme Khasro en compte 100.
Autorités dépassées
Pour cette ancienne députée, qui a siégé au premier Parlement élu après le renversement du régime de Saddam Hussein lors de l’invasion américaine de 2003, le dictateur n’avait qu’une seule chose à leur reprocher: leur appartenance à la minorité faylie, des Kurdes chiites.
« Ce n’est pas moi qui ait dit à Dieu de me faire naître Kurde et chiite en Irak, alors pourquoi avons-nous été punis pour cela? », se lamente-t-elle. Son mari Saadoune, lui, est sans nouvelles de son frère depuis la fin des années 1980.
Le couple, vieillissant, s’inquiète de la transmission de la mémoire des disparus. « Nous allons mourir, mais nos descendants ressentiront-ils la même urgence? », s’interroge Mme Khasro.
La lenteur de la bureaucratie irakienne ne fait qu’aviver des plaies toujours béantes. Alors qu’un calme relatif est revenu, les familles de disparus espéraient enfin devenir la priorité des autorités. Las. Rien n’a été fait, selon Mme Khasro, qui assure que le budget alloué à l’Autorité pour les disparus est de « zéro dinar ».
La tâche est pourtant titanesque. Encore aujourd’hui, des charniers sont régulièrement découverts. Certains renferment les dépouilles des victimes des jihadistes du groupe Etat islamique (EI), chassé de son territoire en Irak fin 2017.
D’autres contiennent les restes de victimes irakiennes ou étrangères des campagnes de Saddam Hussein. Actuellement, le Koweït voisin procède à l’identification de dépouilles retrouvées dans le sud, probablement une cinquantaine de ses ressortissants portés disparus après l’invasion de son territoire par l’Irak en 1990.
« Une montre et une alliance »
Pour le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), le phénomène est tel que toutes les familles en Irak, sans exception, comptent un disparu ou connaissent quelqu’un qui a disparu.
« Ces familles méritent qu’on fasse plus d’efforts pour un jour peut-être refermer ce dossier, c’est le message que nous envoyons aux autorités », explique à l’AFP Salma Awdah, porte-parole du CICR à Bagdad.
Ronak Mohammed a 63 ans, dont 37 passés à attendre son mari. Un jour, cet employé de la compagnie pétrolière nationale de Kirkouk est parti au travail, pour ne jamais revenir.
« Tout ce qui me reste de lui, c’est sa montre et son alliance », se lamente cette Irakienne, qui ressort volontiers les photos en noir et blanc de son mariage.
Depuis, elle a dû élever seule leurs trois enfants et composer chaque jour avec l’absence et les questions. Jusqu’ici, elle n’a jamais obtenu confirmation de la mort de son mari.
Des photos et des rêves
Mme Mohammed garde le maigre espoir de revoir son mari vivant. Et sa benjamine, elle, conserve un souvenir de plus en plus ténu de son père: elle était âgée de trois semaines ce jour funeste de 1982 où il a disparu.
« Elle ne connaît de son père que des photos et parfois elle rêve de lui », rapporte sa mère.
A quelques maisons de là, dans le quartier des anciens prisonniers de guerre et des familles de disparus, où des proches ont été logés par les autorités après la chute de Saddam Hussein, Zineb Jassem ressasse souvenirs et questions.
En 2014, sa mère a été enlevée par l’EI. Elle allait livrer des vêtements dans une zone rurale et devait même en ramener de luxurieux fruits et légumes.
Mais le bus dans lequel elle était montée a été arrêté par des jihadistes.
« Ils nous ont même appelés pour nous demander si notre mère livrait des informations » sur l’EI aux forces de l’ordre, se rappelle cette Irakienne de 40 ans. « C’est comme ça qu’on a compris qu’elle avait été enlevée ».
Au début, « on se disait, peut-être qu’elle reviendra demain », poursuit-elle. Cinq ans plus tard, elle n’est toujours pas là et sa fille a perdu le goût de tout.
Dans le petit atelier qu’elles avaient monté ensemble, tout est silencieux. Zined Jassem n’a plus jamais touché à la machine à coudre avec laquelle elles fabriquaient toutes les deux leurs vêtements colorés.
Source: AFP