La marge de manœuvre de la Turquie en Syrie devient de plus en plus étroite. Ankara doit choisir entre l’alliance régionale avec la Russie et l’Iran, ou l’alignement aveugle sur les Etats-Unis.
L’heure de vérité a sonné pour le président turc Recep Tayyep Erdogan, qui joue les équilibristes depuis des années entre les Etats-Unis et la Russie, se rapprochant de l’un ou de l’autre, au gré de ses intérêts. Mais depuis près de deux ans, la Turquie avait amorcé un sérieux tournant, qualifié de stratégique par de nombreux experts, en soldant ses contentieux avec la Russie pour entamer une phase de coopération politique, économique et militaire. Ce changement s’est confirmé après le coup d’Etat avorté, en août 2016, lorsque Moscou et Téhéran avaient condamné dès les premiers instants la tentative de renversement du président turc, et lui auraient même fourni des renseignements lui permettant de reprendre le dessus. En revanche, les relations entre Erdogan et l’Occident, Etats-Unis en tête, s’étaient sévèrement détériorées, car le pouvoir turc avait accusé le prédicateur Fethullah Gülen d’être à l’origine de ce coup. Or Gülen se trouve aux Etats-Unis, sous la protection de la CIA, et Washington est resté sourd à tous les appels de la Turquie pour son extradition.
Coopération prometteuse avec la Russie
Moscou et Ankara ont ouvert une page nouvelle de coopération prometteuse sur tous les plans, au grand dam de l’Occident, d’autant que la Turquie est la deuxième plus puissante armée de l’Otan, après celle des Etats-Unis.
Sur le plan économique, un accord pour la construction d’un gazoduc traversant la Turquie, le South Stream, a été signé entre les deux pays. De plus, la Turquie dépend quasi exclusivement de la Russie et de l’Iran pour ses besoins énergétiques. Au niveau militaire, Ankara veut doter son armée du système de défense anti-aérien russe S-400, une décision qui a mis en colère les Américains et a constitué une entorse aux règlements fondamentaux de l’Otan, selon lesquels les armements des Etats membres doivent restés standardisés et ne doivent pas provenir du pays contre lequel cette alliance militaire a été créée. Enfin, dans le domaine politique et diplomatique, la Turquie s’est joint au format d’Astana, qui regroupe aussi la Russie et l’Iran, et qui a marginalisé la Conférence de Genève, où les pays occidentaux espéraient peser de leur poids sur le processus politique.
Le nouveau schéma né de cette coopération multiforme a amené de nombreux experts à évoquer un retournement d’alliance, prélude à un bouleversement des rapports de force internationaux, marqué par un affaiblissement de l’Otan et, par conséquent, de l’influence américaine en Europe, voire dans le monde.
Certes, les prémices d’un tel scénario sont apparues depuis le rapprochement entre la Turquie et la Russie, mais Erdogan n’a pas totalement rompu ses liens avec les Etats-Unis et l’Europe, et il est resté au sein de l’Otan, en dépit de ses coups de colère et de la détérioration des relations avec les alliés de son pays depuis plus de 60 ans.
Poutine met fin au jeu d’équilibriste de Erdogan
Son jeu d’équilibriste touche cependant à sa fin. Vladimir Poutine l’a brutalement interrompu, le 7 septembre, en direct, lors d’une conférence de presse conjointe avec Erdogan et le président Hassan Rouhani, à Téhéran, à l’issue du sommet consacré essentiellement au sort réservé à la province d’Idleb. Le maître du Kremlin a dit en substance devant un Erdogan mal à l’aise: Le président syrien Bachar al-Assad doit pouvoir contrôler la totalité de sa frontière avec la Turquie.
Les trois dirigeants ne sont pas parvenus à un accord lors de ce sommet crucial. La Turquie a plaidé pour un cessez-le-feu, réclamant davantage de temps pour essayer de trouver une solution négociée répondant a minima aux demandes russo-iraniennes. Mais Vladimir Poutine et Hassan Rohani étaient inflexibles: pas de négociations avec les terroristes ; Idleb doit revenir dans le giron de l’Etat syrien.
La bataille d’Idleb peut donc être considérée comme le moment de vérité. La Turquie est pratiquement sommée de choisir son camp. Mais M. Ergodan a lancé des signaux peu rassurants, épousant le discours occidental mettant en garde contre l’utilisation d’armes chimiques –le vieux prétexte mis en avant à plusieurs reprises pour justifier des attaques contre l’armée syrienne sans attendre une quelconque enquête- et contre une «catastrophe humanitaire». Tout en faisant des déclarations sur la poursuite des contacts avec la Russie et l’Iran pour œuvrer à la «stabilisation» de la situation à Idleb, comme l’a réaffirmé jeudi le ministre de la Défense, Hulusi Akar, le gouvernement turc a multiplié les signes peu avenants. Quatre-cents commandos ont été envoyés en territoire syrien pour renforcer les 12 postes d’observation installés par l’armée turque à Idleb; des munitions et des armes ont été livrées aux groupes rebelles parrainés par Ankara (notamment le Front de libération nationale); d’importants renforts, dont des chars et des pièces d’artillerie, ont été déployés à la frontière avec la Syrie. Des informations font état du prochain envoi de 4000 soldats turcs supplémentaires à Idleb.
La Russie hausse le ton
Face à ces gesticulations peu amicales, la Russie a haussé le ton. Le commandement militaire de la base aérienne de Hmeimim, à Lattaquié, a publié mardi 11 septembre un communiqué assurant que «la Russie soutiendra toute action de l’armée syrienne contre les troupes étrangères présentes en Syrie de façon illégale, y compris les forces turques.»
Tous ces développements laissent penser que des fissures commencent à apparaître dans le «partenariat tripartite» mis en place à Astana entre la Russie, la Turquie et l’Iran, sur fond des profondes divergences sur le sort réservé à Idleb. Dans ce contexte, la Turquie n’a que deux possibilités:
-Se ranger du côté des Russes et des Iraniens ou, tout au plus, adopter une position neutre vis-à-vis de toute offensive syrienne contre Idleb, exactement comme elle l’avait fait pendant la bataille d’Alep, à l’automne 2016.
-Choisir la voie de la confrontation, en s’opposant à l’armée syrienne, ce qui risquerait de provoquer une guerre avec la Russie et, peut-être, un conflit entre cette dernière et l’Otan. Un scénario catastrophe.
La position difficile dans laquelle se trouve la Turquie s’illustre dans les déclarations contradictoires, tantôt menaçantes, tantôt conciliantes. Ce vendredi 14 septembre, le ministre des Affaires étrangères a déclaré que son pays était disposé à participer à «la lutte contre les groupes terroristes à Idleb». Echaudé par les expériences passées, notamment le soutien américain aux Kurdes en Syrie et en Irak, Erdogan n’est pas sûr que ses alliés de l’Otan le soutiendraient.
Vladimir Poutine, lui, semble convaincu que la Turquie n’a d’autre choix que de poursuivre son virage politique et de compléter son repositionnement stratégique, en tant qu’allié de la Russie et de l’Iran. La seule concession faite pas Poutine et Rouhani au sommet de Téhéran est que l’offensive contre Idleb se fera en trois étapes. L’assaut contre les postes frontaliers de Jisr al-Choughour et de Bab al-Hawa, actuellement sous le contrôle des extrémistes de Hayat Tahrir al-Cham (l’ex Front al-Nosra), sera laissé à la dernière phase, pour donner à Ankara le temps de «séparer les terroristes des rebelles modérés.» Tout en sachant que la Russie considère tout groupe portant les armes contre l’Etat syrien comme terroriste. Ce qui ne laisse pas beaucoup d’options à Erdogan.
Le président turc devra sans doute donner sa réponse à Vladimir Poutine, qui le reçoit lundi à Sotchi. La rencontre promet d’être tendue.
Par Samer Zgheib
Source : Al-Ahed news